La plus longue nuit ♦︎ Thalès

Anonymous
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Lun 9 Nov - 22:38
Une légère brise balayait la plaine, agitant quelques brins d'herbes rougeoyant qui vinrent chatouiller ses membres. Un mélange confus de couleurs, lignes et de mots voletaient çà et là, se déployant au dessus de sa tête. Il fixait la fine ligne qui séparait le sol du ciel, qui délimitait le rouge du rose. Quelques figures géométriques déconstruites s'alignaient à l'horizon, des formes brisées aux contours incertains prêtes à s'effondrer encore à la moindre bourrasque.

Où était-il ?

Il connaissait ce ciel rose difforme, il connaissait cette sensation étrange, indescriptible qui tordait ses entrailles. Il connaissait cet endroit. Il était déjà venu ici... Mais quelque chose le dérangeait, il manquait quelque chose... Il y avait quelque chose qu'il devait faire. Il devait y avoir une chose essentielle qu'il avait oubliée. Il avait un objectif qu'il poursuivait depuis longtemps, il y avait un but, une chose qui... Non, il y avait quelqu'un. Il y avait quelqu'un d'important, quelqu'un qui comptait pour lui, quelqu'un qu'il n'était pas censé pouvoir oublier.

Où était-il ?

Le vent continuait de murmurer aux brins d'herbes et les formes colorées poursuivaient leur valse au gré des cieux. Une brèche noire vint soudain assombrir la vaste étendue rose. La fente obscure s'étira et devint fissure. Le rose s'étiolait, le rose se craquelait, le rose se brisait. C'était absurde, comment le ciel pouvait-il s'effriter ? Le vent sifflait dans le gouffre en un hurlement aigu. À son tour le sol vacilla et céda sous ses pieds.

Il chutait.

Daniel se réveilla en sursaut, les draps tachés de sueur. Son cœur cognait dans sa poitrine et la tête lui tournait. Où était-il ? Il ne pouvait rien distinguer dans l'obscurité... Il tâtonna jusqu'à trouver un interrupteur. Une lumière chaude vint balayer la pièce, et les ténèbres hostiles laissèrent place à une chambre qui lui était familière. Il poussa un soupir de soulagement, se relâchant un peu. Tout allait bien. Il était dans son lit, sa table de chevet n'avait pas bougé et il n'y avait aucun risque qu'il finisse dans l'estomac d'un de ces meubles. Il n'y avait aucune raison de paniquer.

Il jeta un coup d'œil à l'écran de son horloge ; deux heures cinquante-sept, il ferait mieux se rendormir. Il actionna une nouvelle fois l'interrupteur, rabattit la couette sur lui-même et ferma les yeux. La chambre était parfaitement silencieuse mais il ne parvenait pas à se calmer. Les souvenirs accompagnés de peines, d'effroi, de regrets et de remords venaient assaillir son esprit.

Cela faisait un peu plus d'un mois qu'ils étaient revenus de l'Esquisse, mais il ne se passait pas un jour sans que ce monde revienne le hanter. Le monde avait disparu en un battement de cil pour s'ouvrir sur la réalité, ne pouvait-il pas réapparaître de la même manière ?

Les draps semblaient peser de plus en plus lourd, et ce peu importe la position qu'il tentait d'adopter. Il avait chaud, sa gorge sèche lui était douloureuse. Il étouffait. Il avait soif.

Daniel quitta sa chambre sur la pointe des pieds, veillant à éviter les zones grinçantes du plancher. Il longea les murs des couloirs dans l'obscurité, n'osant allumer de peur de réveiller son frère ou ses parents. Heureusement pour lui, la mémoire lui était rapidement revenue à leur retour et il connaissait chaque recoin de la maison dans ses moindres détails. D'un pas léger, il effleura les marches de l'escalier et parcourut une nouvelle série de couloirs jusqu'à atteindre à la cuisine. Un rai de lumière s'étirait de la porte entrebâillée. Quelqu'un occupait déjà la salle avant son arrivée. En s'approchant, il croisa le visage exsangue de Théo. Le sien n'était probablement qu'une pâle de celui de son frère, creusé par l'angoisse et la fatigue.

- Tu n'arrives pas non plus à te rendormir ?  murmura-t-il en se glissant dans la pièce.

Il y avait une nuance subtile dans le ton, un sous-entendu derrière cette phrase anodine qui ne pouvait être compris que d'eux-mêmes.

Bien sûr que Théo n'arrivait pas à trouver le sommeil,  pas plus que Daniel ne parvenait à fermer l'œil depuis des semaines. Comment pourraient-ils dormir paisiblement après tout ce qui s'était passé ? Si la simple vue de la cicatrice qui marquait sa peau suffisait à raviver en lui de douloureux fragments de son passé, lui ne pouvait pas croiser un miroir sans être tourmenté.

Ils ne pourraient jamais oublier.


Dernière édition par Pythagore le Mar 17 Nov - 21:25, édité 1 fois
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Mar 10 Nov - 19:11

Ils ne pourraient jamais oublier.

Le ciel n'était pas tout à fait redevenu bleu. Les machines à laver continuaient de marcher. Les vêtements gigotaient contre la peau. Le pain, lui-même, fuyait les mouvements de main, roulait le long de la table jusqu'à heurter la boîte aux lettres qui se déhanchait en chœur avec le micro-onde.. Et lui, il errait, il marchait dans ce monde, ses mains tremblantes comme celles d'un enfant abandonné dans le froid, ses yeux jaunes comme des soleils. Sa peau tant immaculée. Blême. Recouvertes de flocons qui parfois s'évaporaient, se transformaient, se répandaient dans toute la pièce en mille particules. Perdu, noyé, effacé.

Mais où était-il ?

Théo expira. Il s'était à peine assoupi. Affalé sur un rebord de cette fameuse table rectangulaire et parfaitement immobile, paupières tout juste fermées. Un infime pas dans le rêve avait suffi pour le remettre au bout de la falaise, son pied entre le vide et le sol. À une seule maladresse de la chute. L'Esquisse l'avait recraché au bord de ce précipice et son murmure distant le lacérait toujours. Ce murmure, il était à la fois songes, hallucinations, souvenirs et même cicatrices. Il était aussi questionnement. Perpétuel doute. Des interrogations auxquelles personne ne pouvait répondre avec exactitude.

Surtout pas lui.

- Tu n'arrives pas non plus à te rendormir ?

Il se redressa et regarda celui qui lui parlait avec surprise. Il faisait nuit, n'est-ce pas ? Alors... Il n'avait pourtant pas besoin de réfléchir pour comprendre ce qui n'allait pas. La même raison les avait réunis sous ce mince filet de lumière projeté par la hotte. Debout là, constatant leur face à face et la proximité du précipice dans lequel ils avaient chacun leurs démons.

- Disons plutôt... dormir. C'est revenu.

Il désigna du doigt le pichet d'eau à moitié vide qui trônait à trente centimètres de lui avant d'attraper, quelques secondes plus tard, son propre verre et d'en avaler une gorgée. Parler n'était plus douloureux comme avant, mais il avait... la gorge serrée. Tout comme les tremblements et les hallucinations, c'était revenu plusieurs fois ces dernières semaines. Et ça reviendrait sans aucune doute, dès que ça aurait trouvé le bon moment de solitude où s'infiltrer. Après une toute légère accalmie qui venait de commencer, en même temps qu'une certaine discussion.

Après avoir épié Daniel, son regard se tourna vers le décor de la pièce : à l'image de son image de la réalité, familiarité et inconnu s'y mélangeaient dans le vague d'objets qu'il n'était même plus sûr de reconnaître. Il y avait cette photo datant de mi-Mars plaquée sur le frigo, adjacente à tous les magnets qu'ils avaient minutieusement tous les deux, un dizaine d'années auparavant. Pourtant, c'était ce passé lointain qui lui permettait de recoller les morceaux, alors qu'il avait failli les arracher quelques jours avant son départ. Ou peut-être était-ce bien avant ? Après ?

- J'ai beau tout connaître, je ne reconnais plus grand chose... se confia-t-il avant de boire une seconde fois avant d'interroger : Tu restes discuter ?

Théo voulait vider son verre. Parler ne serait-ce qu'un peu à celui qu'il avait passé des journées entières à fuir et à craindre - et avec lequel il fallait aussi reconstruire.

Tout en sachant que ça reviendrait, quoi ce soit.
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Mer 11 Nov - 16:54
Théo s'éveilla, le jaugeant d'un air un peu surpris. Daniel lui sourit faiblement et vint s'assoir face à lui, de l'autre côté de la table.

- Disons plutôt... dormir. le corrigea son frère. C'est revenu.

C'était revenu... Il sentit son cœur se nouer. Il dévisagea Théo en silence. Il savait d'avance qu'il ne trouverait pas les bonnes paroles, les mots justes à employer pour parler de ça. Il lui semblait que le moindre son qui franchirait ses lèvres sonnerait faux. Il ne pouvait même pas dire qu'il comprenait, qu'il voyait ou qu'il compatissait.  Son frère  avait touché le fond dans l'Esquisse et il n'avait rien fait pour l'en empêcher... Les tremblement, les hallucinations et les cauchemars, ça, c'était de sa faute.

Il déglutit douloureusement. Sa gorge asséchée le brûlait de nouveau. Il fit quelque pas pour aller attraper un verre dans un placard de la cuisine, et reproduisant les gestes de son frère, saisit à son tour le pichet. Et maintenant que Thalès et Pythagore étaient redevenus Théo et Daniel, que pouvait-il faire, lui, pour l'aider ? En avait-il juste le droit après ce qu'il avait fait... ce qu'il n'avait pas fait ? ... Non... Penser ainsi ne le mènerait nulle part... Il n'avait pas été présent à ses côtés la, il ne pouvait répéter la même erreur une deuxième fois.

Il but une gorgée d'eau et suivit le regard de son frère qui scrutait la cuisine avec attention. Observer cette pièce du quotidien le plongeait dans une certaine nostalgie... Rien n'avait bougé depuis ce que leurs parents avaient pris pour habitude de nommer leur départ. Les assiettes étaient toujours rangées dans le placard en haut à droite, la corbeille à fruits traînait encore à sa place en bout de table et les photos continuaient de s'entasser sur la porte du réfrigérateur au milieu de papiers divers et dessins d'enfants.

- J'ai beau tout connaître, je ne reconnais plus grand chose... se confia Théo. Tu restes discuter ?
- Bien sûr, répondit-il simplement.

Il poussa un léger soupir. Il y avait tant de choses qui lui pesaient qu'il aurait aimé partager, tant de questions restées sans réponses, tant de craintes... Les mots ne venaient pas.

- J'ai l'impression que c'était hier, et pourtant... commença-t-il doucement. Je suis un peu perdu.

Un peu, quel bel euphémisme ! Il ne savait plus où il en était, il doutait continuellement. Quelle était la réalité ? Qu'est-ce que c'était ? Un rêve, un cauchemar ? Et si ce monde lui-même n'était qu'un rêve, et s'ils se réveillaient soudainement dans l'Esquisse en se rendant compte que leur famille, que ce retour n'avait jamais été qu'une illusion ?

- Tu sais je...

Les paroles restèrent coincées au fond de sa gorge.

- Pardon. souffla-t-il d'une voix étouffée presque inaudible.

Il se mordilla la lèvre inférieure d'un geste nerveux, priant pour que Théo n'ait pas réellement compris ce qui lui avait échappé. Il regrettait déjà ce qu'il venait de dire. Il aurait voulu s'excuser autrement, lui dire tout ce qu'il ressentait, plus tard.

Mais surtout pas de cette manière.
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Dim 15 Nov - 21:30

Un "bien sûr" et ils restaient là, calmement assis comme des morts en sursis. Hagards entre deux soupirs, perdus dans quelques morceaux de décor. Reconstruire, c'était aussi constater à quel point les ruines étaient nombreuses, puis se retrouver face à ce décalage béant entre le passé et le présent. Vivre, sachant qu'au moins la moitié d'une année avait filé, plus un mois à se regarder dans le blanc des yeux et à se chercher sous les gravats. C'était un moment rare qu'ils constataient à peine.

- J'ai l'impression que c'était hier, et pourtant... Je suis un peu perdu.

Pour en parler, c'était tout simplement les mêmes mots qu'ils avaient. La même expression, les mêmes silences. Cela faisait certes plus d'un mois, mais combien de fois Théo s'était-il retrouvé ainsi, côte à côte avec son frère, sans rien pour freiner sa parole, sans nécessité d'en dire le moins possible à propos de l'enfer qui vivait toujours en lui ? Ce devait être la première. Et pour faire face à ça, ils n'avaient rien prévu, pas même une série de mots à lancer pour donner une "discussion" cohérente.

- Tu sais, je... Pardon.

Il regarda d'un coin d'oeil Daniel qui s'interrompait dans un élan qui n'avait sans doute pas été assez fort. Ni assez certain. Est-ce que Théo savait vraiment de quoi il était averti ? Est-ce qu'il distinguait le chemin au milieu des fils emmêlés, l'intention qui s'était jetée sur lui avant de brutalement se rétracter ?

À vrai dire, un peu, un tout petit peu. Parce qu'avant que tout cela n'arrive, ils s'étaient connus pendant dix-neuf ans, de leurs premiers cris jusqu'à leur entrée à l'université, et que Daniel restait ce qu'il était au fond. Il n'avait pas, lui... Il avait gardé ce visage parfaitement normal et des sentiments totalement humains. Alors sans pouvoir exactement dire à quoi il pensait, il avait une idée succincte de l'idiotie qui avait pu lui traverser la tête.

- Ce qui doit compter pour toi...

Théo vida d'un coup son verre avant de le poser assez sèchement sur la table.

- Ce n'est pas ce qui s'est passé là-bas. Ni.. ce qui aurait dû être.

Car s'il fallait bien blâmer quelqu'un, ce serait lui, mais ce n'était pas le moment pour lancer le débat.

- Pense à ce que tu vas faire demain.. et je te rejoindrai bientôt, d'accord ?

Bientôt... Il n'avait pas trouvé le meilleur moyen d'être encourageant. Ni celui d'être hypocrite. La vérité, bien sûr, elle était différente, car elle était ça, elle était doute, elle était dans ces mains qui lui faisaient peur et qu'il voyait bouger dans tous ses cauchemar, couteau ou seringue à la main.. La vérité, elle avait tenté de tuer Pythagore dans l'Esquisse avant de fuir par lâcher, et elle s'écrasait dans un quotidien misérable désormais.

Mais ce n'était jamais que la vérité de Thalès. Maintenant qu'il était redevenu Théo, que devenait-elle ?
Anonymous
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Dim 22 Nov - 18:00
Il fixait son verre d'eau, fuyant le regard de son frère. Il but une nouvelle gorgée, il ne se sentait pas le courage d'ajouter quelque chose après ce dernier mot. Il aurait voulu reprendre ce "pardon" qui lui avait échappé, l'étouffer pour l'empêcher de franchir ses lèvres. Mais c'était trop tard maintenant, au mieux Théo ne l'aurait pas entendu, au pire...

- Ce qui doit compter pour toi...

Il eut un bref sursaut, manquant de recracher le contenu de son verre. Pour une discussion qui se voulait sérieuse, on avait vu mieux.

- Ce n'est pas ce qui s'est passé là-bas. Ni... ce qui aurait dû être.

Il baissa les yeux. Cela semblait si facile, dit ainsi. Oublier ce qui s'était passé, oublier à quel point il avait été pitoyable, à quel point son comportement avait été lâche... Il avait fui les actes de Thalès, fui la vérité de la même manière qu'il évitait maintenant de croiser les yeux de Théo. Au fond, il avait peur. Et pourtant, après tout ce qu'ils avaient traversé, c'était Théo qui tentait maintenant de le rassurer ? Thalès qui avait souffert bien plus que lui dans l'Esquisse essayait de le consoler. Quel piètre frère il faisait...

- Pense à ce que tu vas faire demain.. et je te rejoindrai bientôt, d'accord ?

Demain... Jusqu'alors, il n'avait jamais imaginé qu'il y ait un "après". Il avait imaginé maintes fois son retour dans l'Esquisse, s'éveiller sous ce ciel rose une nouvelle fois, apparaître ou disparaître d'un monde à l'autre en l'espace d'une seconde... Le futur lui était abstrait, encore brouillé. L'idée même que la vie puisse continuer lui semblait incongrue. Le temps s'était arrêté dans son esprit depuis longtemps. "Hier" était l'Esquisse, "aujourd'hui" c'était l'instant présent, mais "demain" ne lui évoquait rien. Se projeter dans le futur lui paraissait un exercice impossible alors que son passé le tourmentait encore.

- Demain, hein...

À son tour, il vida son verre et se tourna vers Théo.

- Cette fois, je ne te laisserai pas faire le chemin seul. lui déclara-t-il, s'efforçant de sourire.

Il ne se défilerait plus, il ne l'avait que trop fait auparavant. Si Théo avait besoin d'aide pour retrouver confiance en lui, il le soutiendrait, peu importe le temps que cela prendrait. Ce n'était pas le moment de ressasser ses souvenirs noirs ou de douter de lui-même...
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Dim 22 Nov - 19:31
À la suite de cette annonce, il avait retourné la tête, son verre vide tournoyant doucement entre ses doigts. C'était une situation compliqué, et il n'était pas certain que Daniel en saisirait toutes les implications. Non, le saisissait-il lui-même ? Songeait-il à son avenir, comme il enjoignait son frère à le faire ?

Pensant que le silence était parti pour durer, il sursauta légèrement lorsque Daniel avait fait sa soudaine déclaration, tout sourire. Lâchant son verre, il se tourna également, mais seulement d'un coin d'oeil. Chaque mot avait son importance. Cette fois, dure référence à laquelle aucune de leurs paroles ne pouvait échapper. Faire le chemin seul, c'était... Ce qu'ils avaient chacun fait jusque là, n'est-ce pas ? Dans l'Esquisse, il était parti, laissant son frère se débrouiller dans le gigantesque hôpital qu'ils avaient pourtant occupé ensemble. Il l'avait fui, des journées entières. Et même avant ça, tout n'était pas rose, fatalement, Théo avait toujours été l'ombre qui empêchait son frère de luire.

Et pourtant, Daniel s'obstinait à ne pas lâcher le pire frère du monde. Plutôt que de chercher des contestations - il en avait tant - à formuler, il sourit légèrement à son tour.

- Merci.. répondit-il timidement.

Mais cette fois, assure-toi de me montrer la voie, plus jamais de faire l'inverse.

Il remplit à nouveau son verre d'eau et en proposa également à son interlocuteur d'un seul geste. Plutôt que d'enchaîner dans la même veine, il revint alors sur un sujet de discussion plus concret. Sur lequel ils pourraient mettre davantage de mots.

- Tu t'es réinscrit à l'université ?

Car pour Daniel, indubitablement, voilà ce que représentait ce fameux "demain" sous une forme plus concrète. Reprendre les choses là où elles avaient été laissées. Marcher à nouveau sur une ligne qui s'était brutalement interrompue, mais que valait désormais pour eux le rêve d’œuvrer dans la médecine ?



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Lun 23 Nov - 1:52
Théo le remercia timidement. Il n'y avait pourtant pas de quoi... Il avait le sentiment de n'avoir que prononcé les mots qu'il aurait déjà dû dire depuis longtemps. Au contraire, il lui semblait que c'était plutôt à lui de le remercier d'avoir essayé de le rassurer, ou tout simplement d'être encore là à ses côtés, de l'accepter tel qu'il l'était, et ce peu importe ce qui s'était passé.

Il remuait légèrement son verre entre ses mains, dessinant des cercles de ses doigts. Son frère lui tendit le pichet pour se resservir et il accepta d'un signe de tête l'eau qu'il lui proposait.

- Tu t'es réinscrit à l'université ? lui demanda-t-il.

Le temps s'était écoulé dans le monde réel tandis qu'ils étaient là-bas, et leur première année à l'université était restée évidemment inachevée. Il n'y avait pas tellement pensé depuis leur retour, entre tout le temps passé en famille et celui, où, solitaire, il avait bien d'autres choses auxquelles songer... Mais comme le lui avait rappelé Théo, il y avait un "demain", un avenir qu'ils devaient construire. Et cela commençait par réfléchir à leurs futures études, reprendre peut-être les choses là où ils les avaient laissées... s'ils en avaient le courage.

- Non, pas encore... Je n'y avais même pas pensé, à vrai dire...

La question était de savoir avant la fin du mois ce qu'il allait faire pour le reste de sa vie. Autrefois, la réponse lui était évidente. Il voulait devenir médecin parce qu'il était passionné, parce qu'il voulait se rendre utile et que ce métier lui permettrait sûrement d'aider les gens, autant qu'il le pouvait.

- Je...

Et maintenant, il hésitait. Pouvait-il encore se permettre d'aspirer à soigner après tout ce qui s'était passé ? Il doutait qu'il puisse un jour regarder ces cours comme avant, qu'il puisse franchir le seuil d'un hôpital sans se remémorer ces mains écarlates si semblables aux siennes... Pendant tout ce temps, il avait fait plus de mal que de bien, créé plus de tourments que soulagé de peines...

Et c'était bien pour cela qu'il ne devait pas abandonner.

- Je pense continuer les études de médecines. déclara-t-il avec précaution. Cela prendra le temps qu'il faudra, mais je compte bien rattraper mes erreurs...

Pour tout ces gens qu'il n'avait pas pu secourir, tous ceux à qui il n'avait pu fournir aucune aide, tout ceux qu'il avait vu disparaître, impuissant... Il devait aller de l'avant, il n'avait pas  d'autre choix. Et même si ses actions resteraient insignifiantes, même si en exerçant toute sa vie il ne pourrait jamais racheter ses fautes, il fallait qu'il essaye.

- Quoiqu'il arrive, je sais que je ne pourrais pas oublier ce qui s'est passé quand nous étions là-bas, mais...

Il marqua une pause, prenant une longue inspiration. Peu importe leur sujet de discussion, il les ramenait toujours à ça.

- Je pense que c'est justement pour ça qu'il faut que je le fasse. Il me semble qu'à mon échelle, c'est le mieux que je puisse faire.

Il porta le verre d'eau à ses lèvres, attendant la réponse de Théo. Que comptait-il faire, dès à présent ? De quoi serait constitué le "demain" de son frère ?
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Mer 25 Nov - 20:18
Un an auparavant, ils auraient pu le dire devant la Suisse entière.

Ils auraient pu monter debout sur une estrade, ou sur les marches de l'université, et affirmer sans la moindre hésitation dans la voix qu'ils seraient médecins. Car il ne s'agissait que d'une évidence, comme ça en avait détruit tant d'autres. Deux, trois, cinq jours peut-être - s'il s'était écoulé bien moins d'une demi-année, ce rêve aurait sans doute pu rester intact. Daniel n'aurait pas bégayé, ni même évoqué qu'il n'y avait pas pensé. Il fallait rentrer dans le flux du monde au plus vite, avant que les blessures laissées ne se creusent et ne coupent tout accès à l'avenir, n'est-ce pas ? Vivre après l'Esquisse, c'était ça, et aucun des deux frères ne pouvait ne pas y avoir songé.

Pourtant c'était dur. Pourtant il fallait regardait les choses en face, et Théo avait à peine acquiescé pour dire que malgré ses belles paroles, il en était au même point. Que pouvait-il répondre de plus ? Il restait accroché à ses lèvres hésitantes, attendant qu'elles se dissocient pour répondre à ce "Je..." lancinant qui, dans sa brièveté, résumait parfaitement leur état d'esprit.

- Je pense continuer les études de médecines. Cela prendra le temps qu'il faudra, mais je compte bien rattraper mes erreurs... Quoiqu'il arrive, je sais que je ne pourrais pas oublier ce qui s'est passé quand nous étions là-bas, mais...

Soudainement, Daniel l'avait poursuivi, répondant d'une seule traite à la question qu'ils se posaient par silences. Le jeune homme aux cheveux blancs n'avait aucun doute non plus sur la réponse qu'il lui donna, peu après que son interlocuteur ait conclu sa déclaration.

- C'est le meilleur chemin.. et je suis sûr que tu sauras t'en sortir..

Parce qu'en "Pythagore", il n'y avait que du bon, n'est-ce pas ? S'il pouvait se montrer maladroit, c'était quelque chose qui se corrigeait par la pratique, et c'est justement parce qu'il avait vécu tout cela qu'il s'en sortirait à merveille. C'était parce qu'il avait connu ça et l'avait vu sévir sous ses yeux qu'il était noble d'esprit. Et que de l'avis de Theo, sa voie ne pouvait qu'être la bonne, la sienne.

Mais comment celui qui avait été Thalès pouvait-il bien prétendre l'y suivre ?

- Pour ma part... se lança-t-il à son tour. J'ai décidé d'abandonner la médecine.

Il ne pouvait pas, bien sûr. Parce qu'il vivait dans une réalité où son frère était l'un des seuls à savoir ce qui s'était passé cette année. Il ne pouvait pas serrer ces belles mains blanches qui étaient celles des futurs médecins. Il ne pouvait pas se dire qu'il savait couper un corps lorsqu'on lui apprendrait à recoudre. Il ne pouvait pas écouter ingénument des cours sur une vocation qu'il avait trahi.

- C'est.. une certitude. Je ne pourrais pas vivre en étant systématiquement confronté à ce qui s'est passé.

Il but une gorgée d'eau.

- Me le ressasser tous les jours, ça me rendrait fou.

Et toi, Daniel, tu sais de quel folie je parle, n'est-ce pas ? Tu sais à quoi mène le désespoir, puisque c'est lui qui m'a fait tomber.

- Alors...je réfléchis.

Sur ces derniers mots, il baissait la voix, infléchissait son regard en direction du plat de la table.

Réfléchir, ce n'était qu'une façon de dire "Je suis perdu".
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Mar 1 Déc - 0:49
La cuisine était si silencieuse que l'on ne percevait que le tic tac régulier de l'horloge... Et Daniel entendait battre son cœur dans la poitrine à un rythme frénétique. Il sentait qu'il s'était montré un peu trop confiant dans son discours, peut-être même un peu prétentieux. Il craignait qu'à parler de l'avenir avec autant d'assurance, ses actions ne soient pas à la hauteur de ses objectifs ; que la charge qu'il s'était imposée ne devienne bientôt un fléau impossible à assumer. Mais Théo avait confiance en lui. Et si lui-même pensait qu'il pouvait réussir, alors...

- Pour ma part... annonça finalement son frère. J'ai décidé d'abandonner la médecine.

Daniel se figea quelques secondes. Il avait bien entendu cette phrase, en comprenait chacun des mots, mais se refuser à leur donner un sens dans leur globalité. Non. C'était strictement impossible. Inimaginable. Il ne pouvait tout simplement pas avoir dit ça. C'était absurde. Théo était fait pour la médecine, il avait bien plus de talent, de passion que lui et... Et... Il ne méritait pas que ce qu'il lui était arrivé.

- C'est... une certitude. Je ne pourrais pas vivre en étant systématiquement confronté à ce qui s'est passé. ... Me le ressasser tous les jours, ça me rendrait fou.

Et la réalité vint le rattraper pour le frapper violemment en pleine figure.
Bien sûr qu'il ne pourrait pas sérieusement songer un minute à devenir médecin en se rappelant ce qu'il avait fait. Bien sûr qu'il ne pourrait pas vivre en essayant oublier, d'ignorer ou de nier. Parce que Théo avait été Thalès. Parce que Théo était au bord du gouffre, et que lui l'attendait sagement de l'autre côté du précipice.

- Ce qu'il s'est passé... commença-t-il, timidement. Ce n'était pas de ta faute.

N'importe qui aurait pu perdre la raison sous ces conditions... Il était loin d'être l'unique personne que l'Esquisse brisée. Ce monde les avait tous poussé à bout. Il avait juste eu de la chance de s'adapter plus facilement à cette anarchie, de rencontrer des personnes prêtes à le soutenir...

- Même si tu décides de... mettre de côté la médecine. Il faut que le tu saches.

C'était terriblement maladroit, mais c'était ce qui exprimait le mieux ses sentiments actuels. Il n'avait pas trouvé d'autres mots pour essayer de réconforter son frère, pas de répliques éclairées aux airs de devises philosophiques pour le rassurer... C'était juste quelques pensées floues aux contours imprécis, jetées dans un élan de conviction. Juste cette volonté de le soutenir quoiqu'il arrive, de pouvoir ne serait-ce qu'être présent à ses côtés.
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Mer 2 Déc - 17:36

Il avait été un peu trop rude dans ses propos. Il y avait mille moyens de le lui dire ou d'insinuer la réalité aux travers de détours. Pour ne pas apercevoir sa face déconfite et ce regard figé. Pour ne pas interrompre aussi brusquement cet élan d'espoir qui l'avait amené à ne pas abandonner sa vocation.

S'il l'avait seulement voulu, Théo aurait pu ménager Daniel.

Mais tu m'aurais ménagé en retour, n'est-ce pas ? Tu aurais essayé, et certainement réussi, à me convaincre de ne pas arrêter. Quand bien même ça aurait été à me rendre fou, tu m'aurais fait changer d'avis. J'aurais tout plaqué alors que j'ai passé plusieurs jours à faire le deuil. Puis j'aurais passé des années à me demander si j'ai fait le bon choix.

Enfin, ce dernier point allait le suivre quoi qu'il choisisse, il n'y avait pas de doute là-dessus.

Il écouta en silence la déclaration de son frère. Théo avait sans doute déjà bien assez enfoncé les pieds dans le plat pour en rajouter sur le sujet. À qui était la faute, à qui elle ne l'était pas.. C'était justement parce qu'il était impossible de trancher concrètement et d'y apporter des preuves que cela le rendait fou. C'était parce que ce n'était pas de sa faute mais qu'il en avait commis tant, des fautes, que tout n'allait pas. Ce monde était absurde d'une façon à la fois douce et perfide.

« C'est plus difficile qu'une simple question... de culpabilité. » déclara-t-il afin de n'être ni dans la négation ni dans l'accord. Ces mots n'étaient pas plus agréables que les précédents, mais mentir à Daniel était presque comme se mentir à lui-même. Il y parvenait trop peu.

« Désolé.. » marmonna-t-il sur un ton bien moins confiant.

Il remarqua que le récipient d'eau était presque vide. L'heure plus que tardive aidant, il se sentait fatigué, alourdi par l'eau qu'il avait ingurgité. Mais il était impossible de fermer l'oeil, après tout. Il se tourna un instant vers la fenêtre qui donnait sur la petite court dans laquelle ils avaient fait plusieurs barbecues depuis leur retour.

« On sort quelques minutes ? » proposa-t-il subitement, comme si une main l'avait happé de l'extérieur et le traînait ardemment vers elle.

Enfin, puisqu'il se doutait que le sommeil serait également difficile pour Daniel dans l'immédiat, c'était une façon comme une autre de se délier les jambes.
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Lun 7 Déc - 1:30
Il se sentait terriblement gêné devant Théo. Il voulait se montrer présent et attentif, il souhaitait lui apporter tout son soutien mais n'avait pas la moindre idée sur la manière dont il devait s'y prendre. Il avait beau acquiescer et prétendre comprendre les pensées de son frère, il y avait toujours ce gouffre, ce fossé qui s'était creusé entre eux depuis que Thalès avait agi et que Pythagore avait observé en silence.

Théo lui répondit calmement, de cette même voix vacillante qui marquait leurs doutes et leurs hésitations. Plus qu'une question de culpabilité ? Oh, oui, il s'en doutait. Si tout pouvait se résumer à cela, tout serait soudainement si simple. Il n'y avait pas que cela. Il y avait aussi ces tremblements, cette peur de lui et de lui-même, cette angoisse. Il y avait Pythagore qui était resté Daniel jusqu'au bout et Thalès qui n'était pas Théo, qui ne pouvait pas être Théo... Alors qui était-il ?

Un "désolé" incertain franchit les lèvres de son frère. Daniel le dévisagea, un peu surpris. Il n'avait pas à se reprocher ou s'excuser de quoique ce soit. Ses paroles étaient abruptes, mais elles étaient sincères. Elles ne faisaient rien d'autre que décrire une réalité brutale. Pour toute réponse, il lui sourit faiblement. Il avait l'impression que c'était une des situations où les gestes étaient plus appropriés que les mots...

Les aiguilles de l'horloge tournaient toujours à la même cadence. Il n'aurait pas pu dire depuis combien de temps ils étaient assis là, à s'échanger quelques brèves paroles entre de longs silences embarrassés. Dans l'Esquisse, il avait perdu l'habitude de porter attention à l'heure. Il dormait quand il était fatigué, mangeait quand il avait faim et ne se préoccupait guère que de l'instant présent. Ici, c'était différent. Chaque chose était  rythmée, leur futur lui-même était programmé... Ils n'avaient plus le temps d'hésiter.

La voix de Théo vint rompre le fil de ses pensées.

- On sort quelques minutes ?

Il se sentait las, les membres engourdis par la fatigue accumulée de ses dernières semaines. Profiter de la fraicheur nocturne n'était pas une mauvaise idée, cela lui permettrait de se maintenir éveillé. Et puis, cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas  pu observer un véritable ciel étoilé... Il accepta la proposition de son frère et le suivit jusqu'à la petite cour qui bordait leur maison. Il leva les yeux vers les astres scintillants, frissonnant.

- Et dire qu'il y a moins de six mois, notre plus grande préoccupation, c'était de savoir si on allait réussir nos partiels... soupira-t-il.

La vie était si facile... Il aurait aimé en rester là, quitte à rater complètement ses examens, ce n'était pas bien grave.

- Tu... Tu penses reprendre les études pour l'année à venir ?

Il ne parvenait toujours pas à se faire à l'idée que Théo puisse envisager un autre domaine que la médecine...
Anonymous
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Mar 8 Déc - 19:35
C'était une nuit d'été de l'autre côté de la fenêtre. Une nuit d'été qui leur rappelait qu'ils n'avaient pas connu les amas de neige dans les rues ni les rhumes du printemps, là-bas. Mais aussi cruelle soit-elle, Théo ne pouvait s'empêcher d'y trouver un réconfort dont il avait cruellement besoin. Le ciel était sublime et il pouvait pleinement en profiter, sa peau encore trop blanche l'éloignant du ciel bleu lorsqu'il faisait beau. C'est-à-dire, à peu près tous les jours.

Par nostalgie, il se laissa porter dans les souvenirs ressassés par son frère. Au final, il s'étaient préparés à la fois psychologiquement et intellectuellement pour une "première fois" qui n'avait jamais eu lieu. Jamais ils n'auraient à nouveau l'occasion de réviser ensemble, ni de passer un examen ensemble, car après tout.. il abandonnait la médecine.

Quant à reprendre des études...

- Je ne sais pas encore, avoua Théo, la mine légèrement renfrognée. Il serait à la fois si dur et si ordinaire d'avouer que l'Esquisse avait détruit une bonne partie de sa vie et de son avenir. Ce voyage trop long en dimension inconnue avait largement suffi à briser la ligne qu'il croyait infaillible.. Et maintenant ? Pouvait-il trouver une autre voie comme cela, quelque chose qui arriverait à le rendre heureux autant qu'il aurait aimé être médecin ?

En fait, quelque chose était beaucoup plus important que de choisir la fac qu'il allait intégrer. Ou de s'il allait en intégrer une ou non.

- D'abord... Je dois faire certaines choses... Je suppose que je dois simplement me réhabituer à côtoyer des gens... avant d'y songer.

Pour une fois, ce n'était pas la faute de sa gorge.
Anonymous
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Mar 22 Déc - 13:25
Il se mordit les lèvres nerveusement, réfléchissant à sa réponse. Que dire... Il n'avait pas la moindre idée de ce qui serait approprié en ces circonstances. Les mots n'avaient jamais été son fort. Il se sentait incapable d'organiser ou d'exprimer convenablement ses pensées, de parvenir à donner forme à ce qu'il avait sur le cœur. Il aurait été facile de dire qu'il le comprenait, qu'il le soutenait et qu'il serait toujours près de lui pour l'aider... Mais il se refusait à prononcer de telles paroles. Le trouble de son frère ne pouvait se résumer à une simple phase difficile, à un chagrin passager que le temps viendrait effacer. Ça resterait, il devrait apprendre à vivre avec... Et surmonter cela commençait simplement par sortir et côtoyer de nouveau des gens. Théo n'avait pratiquement pas quitté sa chambre durant les trois semaines qui s'étaient écoulées. Ils avaient beau habiter la même demeure, ils se croisaient à peine en dehors des repas. Et chaque fois, c'était ces mêmes regards gênés échangés au détour d'un couloir, ce même silence pesant.

- Prends ton temps...

Il vint délicatement poser sa main sur l'épaule de son frère. Un simple geste pour lui faire comprendre ce que les mots ne parvenaient pas à retranscrire. Les plaies  de l'Esquisse mettraient du temps à se refermer, et les cicatrices ne disparaitraient sans doute jamais. Pourtant, il fallait bien qu'ils se relèvent... Peu importait le temps qu'il faudrait pour qu'ils y parviennent. Ils avaient toute la vie devant eux, ils n'étaient, pour ainsi dire, plus à une année près. L'important n'était peut-être pas de songer au futur ou d'échafauder des plans pour l'avenir, mais de commencer par panser leurs blessures.

- Si tu veux... On peut peut-être commencer par faire un tour en ville, à l'occasion ? proposa-t-il timidement.

Depuis qu'ils étaient rentrés, il n'avait pas osé s'aventurer plus loin que leur jardin. La ville lui semblait être un tout autre univers. Il avait peur de ne pas reconnaître les lieux, peur de se perdre au milieu des rues qui lui étaient autrefois si familières. Il savait que ces pensées étaient absurdes. Tout ne pouvait pas s'être brusquement transformé en l'espace de quelques mois. Il avait conservé la plupart de ses souvenirs et il n'y avait pas de raison pour qu'il se retrouve sans aucun repère... Ou alors, peut-être craignait-il de sentir un décalage ? De réaliser soudainement que, même si la ville était restée intacte, lui-même y était devenu étranger. Qu'il avait changé.

Faire un tour en ville, c'était peut-être avant tout une demande pour lui-même, un moyen d'oser.

Lui aussi avait besoin de se réhabituer à à vivre.
Anonymous
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Mer 13 Jan - 16:15
- Merci, minauda-t-il légèrement, conscient qu’il ne valait mieux pas en dire plus.

Même si toutes les plaies étaient encore béantes, il voyait son frère essayer de les refermer avec le peu qu’il trouvait. Sans pour autant être capable de lui mentir, Théo pouvait au moins ne pas arracher les malheureux pansements qui s’accrochaient fébrilement. Simplement les considérer pour ce qu’ils étaient, c’est-à-dire des marques de compassion.
Tu feras un bon médecin. Bien meilleur que ce que j’aurais pu devenir.

Il acquiesça à la proposition de son frère par un :

- Il faut en profiter avant la fin de l’été.

Tout comme Daniel à cet instant, il revivait les empreintes de la ville. Ce trottoir sur lequel il avait jadis réussi à trébucher cinq fois dans la même journée. Les fleurs que cette vieille femme du troisième étage arrosait chaque fois qu’ils rentraient de l’école. Le chauffeur de bus qui parlait allemand, italien et anglais dans la même phrase. Le marchand de tabac qui passait des heures entières à discuter avec la bouchère sous l’air impatient des clients qui tapaient du pied. C’était… À vrai dire, quand bien même il avait fait des efforts pour se souvenir de tout ce qu’il connaissait « mieux que sa poche », c’était comme si se retrouver en face équivaudrait à réveiller des morts. Il avait peur du regard de ces revenants, bien plus que de prendre la mauvaise rue.

- Dis… Tu te souviens du parc où l’on n’arrêtait pas de venir ? Et de la statue qui se trouvait tout au fond ?

Mais n’avait-il pas peur aussi qu’au-delà de l’apparence, l’Esquisse ait aussi altéré tout ce qui lui apparaissait familier ? Il avait en tout cas essayé de trouver un sujet sur lequel son frère pourrait lui ôter la plupart de ses doutes.

Quand bien même c’était encore le risque de découvrir une tumeur.


Spoiler:
Anonymous
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Sam 16 Jan - 0:42
Il avait beau essayer de paraître confiant, il se sentait totalement démuni face à la situation de son frère. L'encourager était l'unique moyen qu'il avait trouvé pour le soutenir jusqu'alors... Mais il n'était pas dupe. Il savait bien que sa bonne volonté seule ne suffirait pas à résoudre tous les problèmes auxquels ils étaient confrontés. Au fond de lui, il craignait de commettre à nouveau ces mêmes erreurs, de se retrouver encore une fois impuissant... Quelque part, la peur de voir Théo se renfermer sur lui-même sans qu'il ne puisse rien y faire l'effrayait tout autant que la perspective de devoir retourner dans l'Esquisse...

La réponse de son frère le ramena à la réalité. Profiter avant la fin de l'été... Il avait encore du mal à réaliser que cet été puisse réellement s'achever, que ce temps passé à errer dans les couloirs de la maison, à tenter d'oublier puisse avoir une fin... Et pourtant, la vie continuait. Cela paraissait être une évidence mais dans les faits, c'était plus délicat. Ils pourraient toujours essayer de se comporter comme avant, quelque chose avait changé.

La reprise ne serait probablement pas si difficile pour lui...  L'inscription à l'université, la fin de l'été et la reprise des cours, les événements s'alignaient soudain dans son esprit pour lui désigner un chemin qui semblait tout tracé. Pour Théo, en revanche...

- Dis… Tu te souviens du parc où l’on n’arrêtait pas de venir ? Et de la statue qui se trouvait tout au fond ?

Il se tourna vers son frère, un peu surpris, et acquiesça en souriant. Il ne s'attendait pas à le voir soudainement évoquer ces vieux souvenirs. Il éleva son regard vers les étoiles et fouilla à son tour sa mémoire pour se remémorer tous les moments passés dans le parc en question...

- Le parc avec la statue du lion ? Bien sûr que je m'en souviens ! On traversait tout le parc en courant pour savoir qui arriverait le premier et pourrait monter sur le dos de la fameuse statue...

C'était bien l'un des seuls moments où il était capable de faire de la concurrence à Théo... Ou du moins quand l'un des gardiens du parc ne passait pas dans le coin pour les réprimander et interrompre leur course. Il ne comptait plus le nombre de fois où ils s'étaient vus demander d'arrêter de courir sur les pelouses  -où ils n'étaient déjà pas censés marcher-, d'escalader sur les statues ou de grimper aux arbres... Il avait toujours aimé cet endroit, du temps de son enfance comme de son adolescence. Il aimait jouer au foot ou au basket avec ses amis après les cours, faire un tour dans le parc avec son frère ou tout simplement se poser sur l'herbe en été pour souffler un peu.

- Il faudrait qu'on y retourne…

Évoquer les lieux qui faisaient autrefois son quotidien le plongeait dans une certaine nostalgie. Tout cela semblait à la fois si proche et si distant...

Un silence de plus.
Il ne savait pas quoi ajouter.
Ce vide était pesant.

- Hum... Tu te souviens de nos premières nuits blanches, quand on était petits ? reprit-il, de nouveau perdu dans ses souvenirs. J'étais tellement explosé le lendemain que je m'étais endormi à table...

Ces silences à répétition commençaient à le mettre mal à l'aise. Les combler maladroitement par quelques anecdotes, c'était une manière comme une autre de se rassurer...
Anonymous
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Dim 17 Jan - 22:43
Les muscles de son visage s’étaient quelque peu détendus. Jusqu’à l’ultime moment où le souvenir évoqué s’était connecté à l’image du lion placé sur son piédestal. Jusqu’à ce qu’il puisse souffler – se dire, au moins, que si tout n’était pas nécessairement vrai, une partie au moins avait pu exister. Il pouvait un instant se détendre sur cette simple idée qu’avant que tout n’arrive, il avait bel et bien une vie normale. Une vie dont ses parents et ses anciens amis se souvenaient, sans savoir quoi que ce soit sur ce qui était arrivé pendant ces longs mois.

Dans cette vie-là, ils étaient les deux seuls à connaître Thalès. À savoir ce qu’il avait fait, ce qu’il était devenu, dans quels paysages il avait marché et qui il avait rencontré. Si Théo retrouvait tous ceux qu’il avait côtoyés, ils seraient certainement là… à lui proposer de sortir en ville ou de passer l’après-midi chez l’un d’entre eux pour l’informer de toutes les nouveautés. Bien qu’il y ait réfléchi assez tôt, il n’avait toujours pas idée de ce qu’il leur raconterait pour combler ces mois de vide ; pouvait-il prétendre avoir eu un accident assez grave pour le plonger six mois dans le coma ? Pourrait-il soutenir toute sa vie une telle excuse sans jamais se trahir ?

Daniel le sauva de nouveau de ses doutes par de nouveaux souvenirs.

- On attendait le père noël, c’est bien ça ?
répondit-il.

Un court sourire traversa son visage. Il n’y avait bien que le passé lointain pour le rassurer, au final, tandis que le passé et l’avenir proche étaient deux ombres intimidantes qui ne cessaient de le poursuivre dans chacune de ses réflexions. Dans ce morceau de sucre sur l’allée de sel, il y avait cette longue soirée où ils étaient restés tapis dans un coin du salon, parés à surprendre le fameux père noël lorsqu’il se présenterait par la cheminée ou par la porte - les deux frères avaient déjà remarqué qu’il était difficile de passer par la cheminée. Au final, cette attente était devenue une lutte contre le sommeil, une compétition contre l’heure au cours de laquelle ils s’étaient vaillamment soutenus.

- Je ne sais pas si nous avons… vraiment tenu toute la nuit. Je crois que je m’étais endormi dans le couloir, plaisanta-t-il.

Et pourtant, bien des années plus tard, ils avaient combattu le temps seul, chacun de leur côté.

C’était ce que cette soirée le faisait réaliser, en quelque sorte.

- C’était notre plus longue nuit, je crois…

Cela n’avait pas d’importance si Daniel ne comprenait pas.

- Même si nous avons eu du mal à tenir, merci d’avoir été là.

Aucune.
Mais Théo était certain qu’il ne confondrait pas.
Anonymous
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Sam 23 Jan - 22:37
Depuis combien de temps n'avait-il pas parlé ainsi avec son frère ? Depuis l'Esquisse, il avait eu peur que Théo ne se montre aussi distant avec lui que ne l'était Thalès... Il se sentait soulagé à l'idée de pouvoir discuter librement avec lui, plaisanter ou évoquer des souvenirs d'enfance... Théo paraissait également plus détendu. Il se souvenait tout aussi bien de cette fameuse nuit où ils avaient veillé jusqu'au petit matin en attendant le père Noël. Ils s'étaient finalement endormis côté à côté dans le couloir, sans avoir eu l'occasion de croiser le vieil homme au costume rouge...

- C’était notre plus longue nuit, je crois…

Il se tourna vers Thalès, songeur. Suite à leur discussion, il était probable qu'il soit toujours en train de parler de cette fameuse veillée de Noël... Cependant, quelque chose dans son ton indiquait le contraire. Parlait-il de cette nuit là ? En un sens, il était vrai qu'il s'agissait de leur plus longue nuit. Ou alors, peut-être qu'il faisait référence à...

- Même si nous avons eu du mal à tenir, merci d’avoir été là.

Daniel sourit. Il n'avait peut-être pas toujours été là quand il le fallait, il n'avait peut-être pas agi toujours de la manière dont il aurait dû... Mais tout cela n'avait pas tant d'importance aux yeux de Théo. Le plus important n'était pas leurs regrets ou leurs remords. Après tout ce temps passé à remuer ciel et terre pour trouver son frère, à se demander si jamais ils survivraient jusqu'au jour suivant, Théo était présent à ces côtés.

- Merci à toi d'être encore là aujourd'hui.

Il y avait bien de choses qu'il aurait aimé ajouter, mais il ne pensait pas pouvoir trouver les mots justes pour les exprimer. Il avait encore besoin de temps avant de pouvoir parler de tout ce qui s'était passé là-bas, de ce qu'il avait vu, de ce que son frère avait fait. Les plaies étaient profondes et seraient longues à cicatriser.

- Je pense que cette nuit va s'achever ici pour moi...

Elle avait déjà duré bien trop longtemps.

- À demain...

Demain serait un jour nouveau.

- Et merci pour cette discussion...

Il s'étira et échangea un dernier regard avec son frère avant d'esquisser quelques pas vers la maison.

Demain serait un nouveau départ après la plus longue des nuits.
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