Elle ouvrit les yeux. D’abord aveuglée, il lui fallut quelques secondes pour discerner son environnement.

Un désert. Du sable d’un vert doux, un peu terne, qui lui battait le visage à chaque rafale de vent et s’infiltrait dans ses chaussures –qu’elle ne reconnaissait pas.

Son esprit était embrumé, comme si le sable lui était rentré par les oreilles et prenait un malin plaisir à ralentir la connexion de ses neurones. Une bise glaciale l’obligea à fermer les yeux, rien qu’un instant.

Des enfants qui volent. Une fée blonde. Des sirènes. Un bateau pirate. Un arbre. Des indiens. Une chanson joyeuse qu’elle fredonne sans s’en rendre compte et dont les paroles disparaissent aussi vite qu’elles sont venues.

Qu’est-ce que c’est ? Des souvenirs. Oui, des souvenirs. De sa vie ? Non. Non ! Un dessin-animé ! Peter Pan ! C’est ça, elle regardait un dessin-animé. Chez elle ? Oui chez elle ! Elle se rappelle du canapé, d’un cousin derrière son dos, d’une tête sur ses genoux. La tête de qui ? La tête de qui ?!

Elle réouvrit les yeux et inspira. Ses cheveux lui rentraient dans la bouche, elle ne se souvenait pas les avoir eu aussi long, ni aussi blond, presque argenté.

La tête de qui ?

Elle savait que c’était important. Plus important que de savoir où elle était, ou même qui elle était. C’était la clé de son monde, le trésor de sa vie.

La tête de qui ?

La dune bougea sous ses pieds, et il n’y eut soudain plus que du vide. Elle poussa un cri en se sentant tomber et un autre à l’impact. Elle roula dans le sable sur plusieurs mètres avant d’y finir presque enterrée, recouverte de vert opaline jusqu’au nombril.

Une douleur insoutenable, une peur qu’elle n’avait jamais connu auparavant, une longue aiguille qui lui traverse le dos, des gens qui s’agitent autour d’elle et qui tendent un drap vert, vert opaline, pour lui cacher la vue. On lui ouvre le ventre. On lui ouvre le ventre.

Pour en sortir quoi ? Pour en sortir qui ?

La réponse lui vint si brutalement qu’elle tressaillit.

Son enfant. Son enfant ! Son fils !

Elle se dégagea du sable, faisant fi de la douleur dans son dos. Les doigts tremblants, elle s’attaqua au dégrafage de son corsage aussi vite qu’elle le put, révélant au monde sans pudeur sa poitrine ferme. Une poitrine qui n’avait jamais rempli sa fonction première. Elle dégrafa jusqu’au bas-ventre, plat et sans vergeture, sans cicatrice, sans la cicatrice. Un ventre qui n’avait jamais contenu la vie.

Est-ce qu’elle avait rêvé tout ça ? Avait-elle jamais tenu son fils dans ses bras ? Caressé ses fins cheveux blonds ? Ri avec lui ? Fondu devant ses si mignonnes dents de lait ? Séché ses larmes le matin de son premier jour d’école ? Embrassé quand il avait su lire ?

C’était forcément vrai. Il avait existé. Il existait. Elle sentit des gouttes d’eau sur ses joues, ses larmes. Elles lui semblaient aussi étrangères que son corps, que ce monde. C’était ce monde qui n’était pas réel. Pas ses sentiments pour ce petit être dont elle avait oublié le visage. Dans le brouillard qu’était son esprit, c’était son unique certitude.

Comment était-elle arrivée là ? Et où était-il ?

Où était-il ?

La panique et la peur lui enserrèrent la gorge. Elle fit un tour sur elle-même, puis un autre, et encore un autre, essayant de discerner sa silhouette d’enfant au loin. Ce qu’elle vit ne fit que plus la glacer d’effroi.

Il n’y avait pas de trace de son fils, mais elle était loin d’être seule. Les grondements des êtres difformes et autres objets mouvants résonnèrent comme un glas dans le silence du désert. Ils approchaient. Elle se mit à courir.

Son fils, où était son fils ? A chaque pas qu’elle faisait, elle avait l’impression de commettre un crime, de l’abandonner à ses poursuivants. Elle ne pouvait s’empêcher de se retourner, de slalomer entre les dunes, espérant l’apercevoir, au risque de se faire rattraper. Elle aurait voulu crier son nom mais impossible de s’en rappeler, de la même façon qu’elle avait perdu le sien, de la même façon qu’elle avait perdu son fils. Pourquoi n’était-elle pas fichu de se rappeler de son nom alors qu’elle se souvenait de tout ceux du dessin-animé ? Peter Pan. Clochette. Crochet. Michel. Jean. Wendy.

Wendy. C’est comme ça qu’elle se ferait appeler plus tard, quand elle aurait des gens à qui parler. Elle eut beau essayer, son prénom ne revint pas, ni celui de son fils, dont même la silhouette –tout ce qui lui restait- s’estompait au fur et à mesure des jours. Elle observit le ciel mais elle ne le vit jamais et, à force de s’arracher les cheveux de frustration, elle arrêta de regarder. Ce n’est que longtemps après, quand ses pensées se détachèrent de lui, qu’elle réalisa que pour faire un enfant, il fallait être deux. Avait-t-elle eu un mari ? Peut-être était-il avec son fils ? Peut-être prenait-il soin de lui ? Cette pensée ne la rassura qu’un peu.


Les jours passent. Elle erre dans ce monde sans fin, sans logique, sans répit. Sans enfant. Son esprit s'égare de plus en plus, ses pensées s'embrouillent. Pourquoi marche-t-elle ? Elle a perdu quelque chose. Mais quoi ? Mais quoi ?!

Ca lui demande de plus en plus d'effort mais ça finit toujours par lui revenir. Grâce à son nom et à ce qu’il signifie.

Wendy, la mère des enfants perdus. C’est tout ce qui compte, c’est tout ce qu’elle est.