Elsie, c'est la petite fille aux ailes tordues assise là-bas, sur le rocher. C'est la personne qui vous dévisage d'un œil curieux depuis une dizaine de minutes, sans un mot. Mais Elsie ne vous regarde pas, elle vous analyse. Elle cherche à tirer des conclusions de faits, à dégager une idée générale, un concept abstrait dissimulé devant votre présence physique. Oui, Elsie réfléchit. Ellle pense. Souvent un peu trop.

Elsie c'est une jeune fille d'une vingtaine d'années coincée dans le corps d'une fillette hybridée avec une chauve-souris. Alors Elsie a appris à faire autrement. Elle n'est pas difficile, Elsie. Elle s'adapte. Elle ne peut-être plus se fier à ses yeux, mais ce n'est pas grave, les Chiroptera ont l'ouïe fine. Elle voit, mais surtout, elle écoute. Elle entend mieux que quiconque. Elsie est familière de toute une gamme d'échos, d'ondes sonores et des longueurs d'ondes que vous n'avez sûrement jamais perçus. Et ça lui plaît, cette différence, ce monde et cette existence imparfaite.

Qu'importe si ces ailes encombrantes ne lui permettront certainement jamais de voler…
Qu'importe si sa faculté d'émettre des ondes s'accompagne de douloureuses migraines…
Qu'importe si ce corps juvénile manque terriblement d'endurance…

Elsie ne s'en soucie guère. Elle passe bien au-dessus de ce type de préoccupations. Au fond, peu lui importe, car Elsie est distante. Distante de ce corps étranger au sien, de ces yeux vagues qui craignent la lumière, et de ces sentiments qui l'importunent.

C'est fou ce que c'est envahissant, les sentiments.
C'est gluant, visqueux. Ça pèse sur le cœur et ça colle à la peau.

Les émotions ne sont pas assez logiques. Trop irrationnelles. Trop de variables, de subjectivité. Trop difficiles à interpréter. Ce n'est  pourtant pas faute d'avoir et de persister à tenter de les apprivoiser… Mais il n'y a rien à y faire. Quand les sentiments s'en mêlent, ça n'apporte jamais rien de bon. Les émotions altèrent le jugement.

Elsie n'aime pas s'encombrer de ces émotions inutiles. Elsie est une cyantifique. Elle ne cherche pas la compassion, mais simplement la vérité. Elsie se passionne de faits, d'idées, de progrès, de sciences. Elsie a décidé de consacrer sa vie à la Cyance, de s'étendre sur les mystères qui animent l'Esquisse. La Cyance est une ébauche de réponse à l'Esquisse. La Cyance est l'esquisse d'une solution à l'équation de ce monde. La Cyance est une clé pour lui permettre de mener à bien ses recherches, ses études sur les mutations provoquées par les tempêtes, sur les limites de cet univers aux nombreuses inconnues.

Mais quand vient la science se posent toujours des questions d'éthique. Et si Elsie partageait la fascination des cyantifiques envers la Cyance, elle ne pouvait cautionner leurs méthodes.

Elsie ne supporte pas les gens qui prennent la vie à la légère.

Alors Elsie a suivi a rassemblé ses notes éparses et a suivi les rebelles.
Enfin… Suivi est un bien grand mot.


« On dirait vaguement Dalton… »

Elle s'accroupit pour observer le sosie de Dalton de plus près. La ressemblance était troublante. Certes, elle était loin d'être parfaite. Le visage de Dalton était plus allongé, et ses cheveux légèrement plus clairs… Mais il y avait ce regard. Ces deux yeux bleus perçants, ces iris trompeurs. Ce regard, c'était assurément Dalton. Il véhiculait exactement cette même nonchalance, ce même sentiment d'insouciance. Il fallait absolument qu'elle demande à Dalton s'il avait de la famille dans l'Esquisse du côté des tournesols. Cette fleur lui ressemblait beaucoup trop pour que cela ne soit qu'une simple coïncidence.

« Qu'est-ce que tu en penses, Watson ? »

Il y avait peut-être une explication cyantifique à cela. Quelqu'un avait peut-être arrosé ce pauvre tournesol avec une des solutions de Wilkins… Ou alors, le frère jumeau de Dalton avait eu la malchance de passer par une tempête en même temps qu'un tournesol… Il y avait aussi la possibilité que…

« … Watson ? »

Elle se tourna vers le cyantifique à lunettes roses.

« Oh… »

Malheureusement, elle ne trouva ni lunettes roses, ni cyantifique.

« Encore ? »

C'était au moins la deuxième fois qu'elle se perdait en l'espace de trois jours. Un record. Watt allait encore se plaindre… Même si, à vrai dire, elle ne comprenait pas tout à fait l'objet de ses protestations. Depuis le temps, il aurait dû s'y habituer… Lorsque Elsie et Watson partaient se promener ensemble, leurs sorties s'achevaient toujours de la même manière : Watson finissait par rentrer seul et Elsie mettait une journée entière à retrouver son chemin.

« Il me faudrait une boussole… Cela dit, je ne suis pas sûre que le champ magnétique de l'Esquisse soit aussi docile que le champ magnétique terrestre. »

Il fallait qu'elle étudie la question… Marie avait-elle des aimants ? Probablement… Parmi tous les métaux qu'elle gardait dans la réserve de son atelier, on devait bien trouver quelques objets aimantés. Pour qu'elle accepte qu'Elsie vienne les emprunter, en revanche, c'était une autre histoire…

Elle examina son environnement, plissant les yeux.

« J'espère que la nuit ne va pas tarder, il y a vraiment de trop de lumière pour qu'on puisse y voir correctement… »

Le problème avec la vision des chauve-souris, c'était que, comme son nom l'indiquait, elle était adaptée au mode de vie des chauves-souris. C'est un avantage indéniable quand on est une chauve-souris. Ça l'est nettement moins quand on est un être humain.

Même combat avec l'écholocalisation. Émettre des ondes sonores pour se repérer quand on est une chauve-souris qui dort vingt heures par jour, c'est bien. Quand on est un être humain perdu dans la plaine, c'est non seulement fatiguant, mais aussi relativement inefficace.

« De toute façon, je retrouverai bien ma route d'un moment à l'autre… »

Le vrai voyageur ne sait pas où il va.
Elsie avait toujours été une parfaite voyageuse.

« J'ai juste l'impression d'oublier quelque chose… Mais quoi ? »

Peu importe, cela lui reviendrait. De toute façon, cela ne devait pas être bien important…

« Je me demande si l'Esquisse est ronde… »

Et pendant ce temps, rien d'important n'avait lieu au phare.
Rien du tout.