Il faut sauver le soldat Jacqueline

La vue d’un espace à peu près calme, même si ce ne devait être que pour cinq minutes, rassura Even. Peut-être étaient-ils dans un genre de sous-espace inutilisé, ou bien…

Even sursauta une première fois quand le poulpe proposa de s’organiser. Définitivement la dernière chose dont il pensait ce programme, ou plutôt ce cyantifique, capa…

Attendez, quoi ? Cette chose était un de ses collègues ?

Pendant un instant, il manqua de marcher complètement dans cette perspective aussi séduisante que surprenante, avant de paniquer à l’idée que ce fut un piège et de courir dans l’autre direction. Ne devait-il pas plutôt nier toute implication et faire mine que collaborer avec un membre de secte ne l’enchantait absolument pas ? Mais si c’était vraiment un collègue, prisonnier de la COSHA depuis longtemps…

Face à Beck, l’avatar d’Even resta statique un moment, ses mains toujours bien contre son corps face à cette main tendue en l’air. Derrière ses astrettes, le vrai Even interpella ses deux tout aussi vrais collègues plus ou moins affairés par un maladroit :

— Quelqu’un prétend être des nôtres, est-ce que vous le connaissez ?

Il attendit leur réponse avec appréhension...

__–La réponse de Moore prit un petit temps à arriver.
__–Ce n’était pas qu’il n’avait pas déjà pris sa décision. Comme il suivait l’avancée d’Even, il avait réfléchi à la question au moment même où ce visage féminin s’était matérialisé. Non, elle n’arriva pas tout de suite, parce que Moore voulut prendre tout son temps pour soupirer, placer ses mains à plat contre les arrêtes de son nez et les faire se rejoindre aux doigts, une pose qui lui permettait de masquer ses expression de lassitude, d’ennui, d’agacement et d’irritation profondes. Pour se lever, aussi, s’étirer le dos, faire quelque pas, aller vers le coin cuisine, où on trouvait les tasses de ses collègues – toute bonne planque de terroristes a un coin pause café –, prendre la sienne, une tasse qui valait à peine deux cents ₱oèmes, blanche, sans aucune valeur, la balancer au sol et, enfin, sentir ses nerfs se détendre, après avoir exprimé toute l’étendue de son déplaisir pour la situation en cours.
__–Il souffla. Personne n’osa piper mot.
__–« Oui. Vas-y. Révèle-toi. Tu peux même me mentionner. »

__–Le temps s’écoulait toujours, dans la SX. András Beck pencha la tête légèrement sur le côté et cligna des yeux, mais ce n’était que pour signifier son désagrément.
__–« Hé bien ? La politesse est-elle inconnue, chez les mouches à cheveux bleus ? »

Even était mi-rassuré à l’idée que le dénommé Beck soit vraiment des leurs, mi-paniqué de voir ce qui s’approchait le plus d’une figure paternelle être si énervé à la vue d’un collègue.

Restait que même le plus insupportable de ses collègues était un membre de sa famille, et à ce titre méritait plus de respect que n’importe quel Dessinateur. Et puis, il venait de le libérer des locaux de la COSHA, non ? Cela voulait dire que Beck n’était pas un collabo.

Il réactiva donc prestement son micro pour accueillir son nouvel allié… ou sa ? Peu importait.

— Excusez-moi… Je devais confirmer que mes collègues vous connaissaient. Trop de Dessinateurs se font passer pour nous dans la SX.

Il avait un peu modifié l’apparence de son avatar avant de venir, et revenir à l’état initial n’était pas envisageable en plein territoire ennemi, alors ce ne serait pas des présentations en bonne et due forme, mais peut-être se verraient-ils pour de vrai un jour, si Beck les rejoignait.

— Je suis Even. Je travaille avec Moore.
Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas donné son vrai nom dans la SX. D’ailleurs, il avait envie de demander à Beck comment il avait réussi à percer à jour son identité de cyantifique, mais ce n’était pas très grave tant que seuls ses véritables collègues le reconnaissent. Au lieu de tergiverser, car le temps leur était compté, il en vint droit au but :
— Nous cherchons à récupérer Hamilton, une collègue qui a été capturée ce matin par la COSHA après un attentat auquel elle a participé. Pour ma part, je dois m’infiltrer dans leurs systèmes pour trouver où elle est actuellement et où elle pourrait être transférée.

Si elle était vivante, mais il préférait ne pas se dire qu’il était peut-être déjà trop tard…

__–« Moore, ce vieux brigand. Toujours à endoctriner des gamins pour crever à sa place ? Question rhétorique… »
__–András, ou plutôt Jemison, eut un soupir difficile à interpréter, entre la jouissance et le soulagement.
__–« Et Hamilton, donc ? Cela me dit quelque chose… Hé bien, allons-y, tu ne crois pas, cher collègue ? »
__–Elle désigna le couloir, d’un geste assez maniéré, mais qui n’était pas une incitation galante à passer en premier, vu qu’elle s’y engouffra la première.
__–« Sur le chemin, et si tu me disais tout ce qu’il y a à savoir sur la situation ? Voyons si je peux vous aider. »

Even ne réagit pas particulièrement à la remarque de Beck — ou Jemison. Après tout mourir à la place de quelqu’un n’était pas un problème si c'était pour la bonne cause.

Il était encore hésitant sur la confidentialité de leur discussion, mais il s’exécuta, non sans prêter attention aux alentours et voir s’il y avait du code qu’il pouvait lire, ou un élément étrange dans lequel fouiner.

« Tout à l’heure, les lampadaires du périphérique ont été piratés. Leur contenu a été remplacé par un labyrinthe qui aurait été créé par Hamilton. »
Il ne mentionna pas comment il l’avait appris. C'était une chose qu'on puisse savoir que les cyantifiques cherchaient Hamilton, mais s’il y avait une information qu’il valait mieux garder, c’était qu’il avait été lui-même dans ce labyrinthe.
« Nous ne savons pas si elle faisait partie des terroristes ou si sa création a simplement été utilisée, mais Moore a reçu un appel pour le prévenir qu’elle a été capturée par la COSHA. Comme elle est des nôtres et qu'elle aurait des informations très importante, nous allons essayer de la récupérer. Pour rentrer dans le sous-espace précédent, nous avons emprunté une faille que je connaissais déjà, mais elle menait à un endroit différent à l'époque, donc j'ignore où nous sommes. Nous ne savons rien de plus. »

C’était malheureusement vrai. C’est pourquoi Even estima que c’était à son tour de poser les questions.

« Qu’est-ce que tu sais de l’intranet de la COSHA ? »

Il était un tout petit peu curieux à propos de son emplacement hors de la SX et des mésaventures qu’il avait eues avec les Dessinateurs, voire de s'il avait lui aussi besoin d'être libéré, mais ce n’était pas le moment.

__–Jemison écouta avec patience et intérêt le récit d’Even, alors qu’elle le menait à travers des couloirs obscurs jonchés de cairons, de sacs de ciment, de rouleaux de câbles électriques, de barres métalliques, bref, de tout ce qui serait nécessaire à un chantier. Si lui devait faire attention à où il mettait les pieds, la démarche de Beck restait impeccable et imperturbable. Even en tira deux observations : la première, que ce n’était certes pas un espace cohérent, mais procéduralement généré. Certaines successions d’obstacles se répétaient. La seconde, que Jemison semblait constituée d’une fumée noire qui quittait son apparence solide sitôt qu’elle frappait un élément du sol, qui, de fait, ne pouvait pas interrompre son avancée.
__–« Non, tu es bien arrivé au même endroit que précédemment. Je ne me souviens pas d’à quoi tu ressemblais, mais j’ai observé en silence, brièvement. Vous étiez dans leur… bac à sables, disons, là où ils testent diverses choses et s’équipent avant d’aller dans la SX. Un espace intégralement modulable, au loisir de n’importe qui. Cela pose, tu t’en doutes, un risque considérable… Si tout un chacun peut y faire n’importe quoi, il en est autant des intrus. C’est pour cela que j’y étais emprisonné. L’entité la plus meurtrière qu’ils ont put trouver – sans me jeter des fleurs –, forcée à rester prisonnière et à assouvir ses pulsions de meurtre sur les indésirables… Car, il n’y a que depuis l’extérieur qu’on peut sortir. Un paradoxe délicieux, n’est-ce pas ? »
__–Jemison partit d’un rire clair.
__–« Cela mis à part, il est simpliste. Derrière leur bac à sable, qui leur sert aussi de muraille, ses défenses sont fragiles. Nous sommes à présent dans un entre-deux. Observe. »
__–Après plusieurs longues minutes à parler et parcourir des couloirs tous plus sombres et encombrés les uns que les autres, Even put enfin apercevoir une fenêtre.
__–« Mais, ne te penche pas trop. »
__–De sa position, très surélevée, au dernier étage d’un immense immeuble, il put voir une ville aux proportions presque infinies, qui s’étalait dans toutes les directions, par rangées ordonnées d’immeubles. En contrebas, véhicules et personnes en tailleurs ou costumes-cravates arpentaient les rues grises, dans une démarche parfaitement ordonnée et mécanique.
__–« À présent, cher collègue, tâchons de sauver cette Hamilton. »
__–Jemison s’assit, sur le vide : son bassin reposait sur l’air. Elle arbora un sourire discret et vicieux.
__–« La retrouver ne sera pas difficile. Chacune des mallettes de chacun de ces bots contient une donnée. Si tu veux retrouver ce que tu cherches, à savoir la position d’Hamilton, tu devras trouver la bonne. Heureusement pour toi, il existe un moyen. Un programme, qui sait où se trouve chaque chose. Sauras-tu le retrouver ? »

Tout en suivant son interlocuteur silencieusement, Even essaya de digérer les implications de ce qu’il disait.
Il espérait vraiment que personne ne les écoutait. Sans doute aurait-il la réponse si quelqu’un toquait à sa porte d’ici la fin de journée.

Cette inquiétude mise de côté, Beck était fidèle à lui-même — ou elle-même. Toujours à prétendre qu’il était meurtrier et dangereux, sans jamais en apporter la preuve… Ni apporter quoi que ce soit, en fait, si ce n’était confirmer quelques hypothèses ici et là. C’était bien parce qu’ils partageaient leur allégeance et leur objectif qu’Even ne partait pas de son côté.

Cela étant, parler n’était pas son fort, aussi se contentait-il de hocher la tête dès qu’on n’attendait pas expressément une réponse de sa part.

Quand ils arrivèrent dans la ville aussi morne qu’infinie, ou plutôt le centre de données comme il s’en douta vite, le jeune cyantifique pesta à nouveau mentalement contre l’énième devinette de son collègue... Puis verbalement, car il supportait mal ce mélange de pression, de frustration accumulée et d’incertitude :

« On sera plus efficace si tu donnes directement la réponse, puisque tu as l’air de savoir... »

À quoi il manqua d’ajouter quelque chose comme “Et sinon, rien ne t’empêche de réfléchir aussi, à condition de savoir le faire”, mais c’était aller trop fort contre le respect qu’il vouait à ses pairs.

Bien qu’il ait un peu de mal à ignorer Beck, Even essaya de s’approcher de la fenêtre. Voir s’il ne distinguait pas un bâtiment un peu particulière, un point de départ ou une destination communs à tous ces programmes, ou à défaut juste le brin de concentration qui lui permettrait d'avoir une bonne idée.

__–La compréhension de la SX propre à Even, son expérience, guidèrent son regard. Une observation fine des bâtiments et des mouvements des PNJ lui indiquèrent qu’il n’y avait qu’un seul immeuble où aucun ne se rendait : le leur. En fait, ils étaient le centre de gravité de cet espace ; tout leur tournait autour. Pour un espace conçu pour être fonctionnel, simple d’entretien et sans éléments embarrassants, comme, la sécurité, c’était assez évident.
__–Après d’autres déductions, il en arriva à la conclusion que le seul moyen de communiquer avec tous les autres programmes serait, comme avec l’Étoile, d’être plus haut que tout le monde. Les antennes sur les toits des immeubles étaient choses commune, il faudrait peut-être commencer par regarder le toit.
__–« Hé bien, cher collègue ? »
__–À ce moment, Even reçut un message de Moore : « Si cette connasse t’appelle encore comme ça, explose-lui la gueule. » Puis, quelques instants après, un autre de Al-ʻIjliyyah : « Ne fais pas ça, il est revenu sur ce qu’il vient de dire, je te promets. »
__–« Je ne suis jamais allée ici. Je n’ai qu’une connaissance théorique de cet espace. Et mes capacités d’analyse sont bien rouillées… À présent, je te suis. »
__–Beck lui emboîta le pas et, manifestement, ne semblait pas du tout se rendre compte qu’Even avait besoin de calme et de concentration, vu qu’elle passa le trajet à papoter :
__–« Cela me fait plaisir, de retrouver un confrère. J’avais un corps, il y a très, très longtemps, mais il faudrait que je sache où j’ai bien pu le ranger… Ah là là, les enveloppes de chair sont si faciles à égarer, tu ne trouves pas ? Un jour, on la met dans une pièce, quand on veut y retourner, voilà qu’on se réveille dans une fosse commune. C’est embarrassant… Il a bien fallu que je me débarrasse de ce menu tracas. Enfin, pour ce que cela m’a apporté. La COSHA est, sans aucun doute, l’entreprise que je hais le plus. Saurais-tu pourquoi ? C’est l’odeur. Cette espèce d’insupportable, d’exécrable, d’haïssable odeur de poudre à canon. Cette odeur si minérale, si âcre. J’aime la délicate senteur des fleurs, aussi surprenant que cela puisse paraître pour mon compte. Tous les hussards que j’ai croisé puaient la poudre et l’acier. Ça m’a toujours donné envie de les ouvrir en deux, couvrir cette puanteur avec le fumet bien plus recherché de leurs tripes et de leur sang. Enfin, le sang a bien vite l’odeur du fer, alors il faut ouvrir toujours plus de hussards en deux, pour la couvrir en permanence, et voilà où cela nous mène… »
__–Si Even passait par les chantiers, il se rendrait bien vite compte que c’était un labyrinthe, mais qu’un rapide examen lui permettrait de s’y retrouver à peu près correctement, jusqu’à trouver des escaliers de service, plongés dans le noir le plus total, qui sentaient la pisse et la peinture fraîche. Après des dizaines d’étages grimpés, ce qui devait être d’autant plus éreintant que Beck parlait sans discontinuer et flottait presque au-dessus des marches, ils arriveraient alors devant une porte fermée.

HRP :

Even se sentit soulagé d’avoir aussi rapidement trouvé ce qu’il cherchait. Entre la colère de Moore qui continuait à résonner en lui comme si elle lui était adressée (et qui rebondirait quelque part dans un couloir de son cerveau tant qu’il n’arriverait pas à comprendre de quoi il retournait et comment il était supposé y réagir) et ce ou cette collègue aussi inutile que bavarde, il arrivait à peine à se concentrer sur la SX.

De surcroît, Beck avait le chic pour raconter juste assez de détails intéressants pour que l’on se sente obligé de l’écouter, tout en rendant insatisfait et frustré tant elle était incapable d’aller à l’essentiel. Even s’étonna à l’épisode de la fosse commune, décrocha quand on commença à parler de fleurs, puis sursauta quand on en vint à l’éventrage de hussards en paniquant à l’idée d’avoir manqué quelque chose d’important. Heureusement qu’il y avait d’autres personnes pour écouter tout cela, peut-être l’enregistrer, et en tout cas réfléchir à sa place à ce que ça signifiait. Tout ce qui n’était pas lié à son objectif, il pouvait le laisser à quelqu’un d’autre. Y compris lui-même, quand il se serait posé pour le digérer.

Ainsi Even se matraqua-t-il qu’il devait absolument se focaliser sur sa mission (et sur ce qui avait énervé Moore ?), ce qui impliquait de complètement abandonner l’idée de comprendre ou de rendre utile cet énergumène pour l’instant.

Ces réflexions l’avaient toutefois fait traîner beaucoup plus que de raison. Comme, en plus, Beck l’empêchait d’y aller le plus discrètement possible, il avait laissé tomber l’idée de redevenir miniature et de trouver un mode de déplacement plus pratique. À la place, il avait simplement dopé un peu ses jambes pour pouvoir monter les marches deux par deux en courant et essayé de trafiquer un peu ses vêtements pour qu’ils émettent une lumière douce. Il allait le payer un peu, mais rien d’inhabituel.

Quand enfin, après qu’Even soit resté silencieux tout du long, ils arrivèrent devant la porte qui menait sans doute vers le toit, il ne demanda même pas à Beck s’il voulait l’ouvrir et s’exécuta. Si elle s’ouvrait d’une simple pression, il s’en contenterait. Sinon, il changerait de taille pour passer à travers le trou de la serrure, ou n’importe quel interstice qui aurait été négligé.

__–La porte était effectivement fermée, mais au moment où Even commença à rapetisser, Beck le corrigea :
__–« Voyons ! Laissez-moi faire. »
__–Elle posa sa paume contre la porte, qui fut expulsée à une vitesse si élevée que cela produisit une déflagration d’air qui aurait pu propulser Even contre le mur, si celui-ci n’était pas fermement campé sur des jambes dopées. Elle traversa la salle qu’elle protégeait et passa par un mur, avec un craquement caractéristique de béton pulvérisé. Beck se fendit d’une petite révérence.
__–« Après vous, cher collègue. »
__–La salle ne ressemblait en rien à un intérieur de bureau. Pour commencer, elle était cylindrique et bien plus large à l’intérieur que le bâtiment extérieur, sans fenêtre – excepté celle creusée par la porte.
__–Tous les murs étaient occupés par des moniteurs, sur une hauteur et une profondeur qui semblait sans fin. Une passerelle en métal permettait de passer de la porte d’entrée à une plate-forme centrale, où un personnage devant un immense clavier les attendait et les observait.

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__–Quand Beck entra, celui-ci, un vieil homme à l’air ronchon, ouvrit de grands yeux encolérés.

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__–« Vous ! L’entrée est interdite aux bandits dans votre genre !
__–– Patriarche, quelle joie immodérée que de vous revoir. Vous êtes encore un beau et fringant jeune homme, les années glissent sur vous comme elles creusent des sillons sur moi. »
__–Beck se pencha vers Even pour lui susurrer à l’oreille :
__–« Ne vous donnez pas la peine de le saluer, ce n’est qu’un programme. Je ne le fais que pour le bien des apparences, mais vous pouvez ne pas vous en soucier. Il ne peut pas tenir de conversation très complexe. »
__–– Vous ! L’entrée est interdite aux bandits dans votre genre !
__–– Tenez, qu’est-ce que je vous disais. »

L’espoir de voir Beck faire étalages de ses compétences disparut aussi vite qu’une flammèche sur une bougie mouillée. Even laissa échapper une expression de mépris encore un peu plus marquée que la précédente. Et dut se retenir un peu plus fort de commenter.

C’était que, s’il avait eu envie de foncer sans réfléchir et de faire un boucan de tous les diables, Even n’avait pas besoin de l’aide de l’un des diables en question.

Foutu pour foutu, il entra donc dans la pièce, prêt à se battre, ou plutôt à esquiver, au moindre signe d’altercation imminente. Ne les attendait cependant qu’un programme des plus basiques, auquel il n’y avait bien que Beck pour faire la conversation.

— J’avais deviné, répondit Even au “conseil” de son acolyte.

Sans s’exprimer davantage, il essaya de comprendre ce qui se trouvait autour de lui. L’espace était organisé d’une manière qui semblait assez inefficace pour un être humain, aussi devrait-il y passer un peu de temps s’il comptait trouver une trace d’Hamilton…

Mais avant ça, il valait mieux s’occuper de ce programme aussi bruyant qu’il pouvait s’avérer dangereux (surtout s’il ramenait de la compagnie).

— Tu peux le faire taire ? demanda-t-il à Beck, en se disant que la tâche serait dans ses cordes.

De son côté, il commença, comme d’habitude, à inspecter les lieux.

__–« Mais que dites-vous là ? C’est à lui qu’il faudra poser des questions. Enfin, dans son état, je ne sais pas si on peut lui poser quoi que ce soit. »
__–« Vous ! L’entrée est interdite aux bandits dans votre genre !
__–– Cela dit, je peux toujours lui extraire des informations, de la manière forte.
__–« Vous ! L’entrée est interdite aux bandits dans votre genre !
__–– Surtout que, je ne pense pas que…
__–Les écrans clignotaient dans tous les sens, révélant des numéros, des graphiques, des scènes, une grande quantité de données qui devait, dans sa vaste majorité, être tout à fait inintéressante, mais fatiguait considérablement Even, entre le bruit et les lumières fortes.
__–« Vous ! L’entrée est interdite aux bandits dans votre genre !
__–– Non, vraiment, vous êtes si pâle, laissez-moi faire.
__–« Vous ! L’entrée est interdite aux bandits dans votre genre !
__–– Voilà, respirez du non-air par vos non-poumons, vous vous sentirez tout de suite mieux.
__–« Vous ! L’entrée est interdite aux bandits dans votre genre !
__–– Et cela suffit. »
__–Beck avança vers lui, le gifla, ce qui, comme pour la porte, envoya la tête voler à travers la salle, jusqu’à fracasser un écran et le faire tomber dans un brouhaha invraisemblable le long du cylindre. Elle planta ensuite sa main dans son cou, d’où sortit une quantité proprement impressionnante de sang, qui gicla sur plusieurs mètres, devant une Beck à la fois imperturbable et manifestement intachable, le noir de son manteau, de son pantalon, de ses bottes et de ses cheveux comme le nacre de sa peau restant immaculés.
__–Les écrans s’éteignirent tous. Beck se tourna vers Even avec un immense sourire mauvais.
__–« Me voici la maîtresse du sanctuaire, au centre du labyrinthe. Vous m’avez mené au Graal, à la pierre philosophale, au Nécronomicon. Je vous en remercierais bien… si j’avais quelque chose à faire de tant de pouvoir. Tâchons de chercher votre amie, voulez-vous ? Hamilton, c’est cela ? Je n’ai aucune entrée à son sujet. Pas une fois n’est-elle mentionnée dans les archives de la COSHA. Que suggérez-vous d’autre ? Dans quelles circonstances l’avez-vous perdue ? »

Quand Beck suggéra d’employer une méthode qui semblait presque douce, Even se tourna vers lui un instant.

Le malentendu fut vite levé.

Quelques secondes plus tard, un Even déconcentré marchait autour d’une marre de sang, avec une forme d’indifférence mêlée à de la fascination. C’était que le jeune cyantifique avait une relation ambiguë à la violence extrême : d’un côté elle lui semblait souvent inutile voire dégoûtante, de l’autre elle représentait une sorte d’idéal à atteindre. Ou du moins, d’un objectif, d’une attente qu’on avait envers lui et qu’il avait pleinement endossée. En voyant Beck détruire à la fois sans effort et avec autant de zèle, Even comprenait d’autant moins la haine que semblait lui vouer Moore.

Ceci étant, ce n’était pas comme si cette lointaine collègue avait considérablement remonté dans son estime. Détruire un tel programme aurait été à la portée de tous les informaticiens qu’il connaissait. Et puis, la pierre philosophale, qu’Even connaissait car on lui avait parlé des travaux de Flamel, il ne fallait pas abuser non plus.

Abandonnant totalement l’idée de décrypter les images, Even égara son regard dans les contours de son reflet rouge, alors qu’il réfléchissait à ce qu’il allait bien pouvoir répondre.

— L’attentat de ce matin. Collier de perles. NavigSys. Labyrinthe. Linéaire B++…

Il repensa à ce qu’il avait lu dans les logs.

— Corindon.

Savait-on jamais, après tout, la COSHA aurait pu découvrir ce détail.

__–« Corindon… Non… L’attentat de ce matin, mieux. Oui… J’ai. Et en même temps, je n’ai rien. Notre ami commun Moore – enfin, il est encore plus aventureux de le considérer comme votre ami que comme le mien – a bien précisé qu’elle avait été capturée ? Alors, j’ai une idée. »
__–Beck afficha sur un écran des images de pièces à conviction saisies et, notamment, une très particulière : une cage, avec un rat à l’intérieur.

Enfin les choses avançaient.

— C’est elle ? demanda-t-il à ceux qui suivaient son aventure.

__–« Il semblerait. Hamilton a trouvé le moyen idéal pour ne jamais être remarquée, même si son plan semble avoir échoué. Ah, intéressant. »
__–Elle se tourna vers Even avec un immense sourire.
__–« Je peux accéder à sa localisation, mais cela me demandera de forcer une sécurité informatique qui dévoilera notre position. Votre ami Moore devra envoyer ses chiens de guerre dès qu’il saura. Ou alors… Comme c’est étrange, elle est connectée à la SX, en ce moment même. Elle est là, dans les locaux numériques de la Cosha. Je peux lui signaler notre position. »

Risquer de se compromettre, ou risquer de foncer dans un piège évident… À moins qu’on tranche la question à sa place, il n’était pas question qu’il la résolve sans plus d’information.

— Quel genre de sécurité ?

S’il pouvait l’examiner, peut-être aurait-il une meilleure idée de la situation que quelqu’un qui n’avait jusque là pas vraiment brillé par ses capacités de déduction.

— Où dans les locaux ? Est-ce que tu peux voir dans quelle situation elle est ?

Si Hamilton se promenait librement à l'insu de la COSHA, ce n’était pas tout à fait la même chose que si elle était enfermée ou en plein interrogatoire.

__–« Non… Je veux dire, elle est connectée à la SX, en ce moment présent. Elle est… là. »
__–Even désigna le trou qu’elle avait fait avec la porte, qui dévoilait les immeubles.

Mécaniquement, Even tourna la tête vers les gratte-ciel mornes.

— Là où ?

Devoir reposer des questions parce que Beck ne prenait pas l’initiative de faire preuve de précision l’agaçait toujours autant.

— Qu’est-ce que tu as comme information exactement ? Des images ? Une position ?

__–« Je peux savoir où se trouve son corps, mais cela nécessitera une déconnexion immédiate pour nous deux, car obtenir cette information préviendra la COSHA de notre présence illicite ici. Ou alors, je peux contacter Hamilton, qui est dans la SX, mais elle saura que nous sommes ici. Choisis, cher collègue. »

Si Even n’était pas un cyantifique, et donc habitué à toutes sortes de bizarrerie, il songerait sans doute à tout interrompre pour vérifier que Beck n’était pas une IA qui commençait à répondre à côté de la plaque.

À la place, il se sentit seulement éreinté. Non seulement elle l'avait encore appelé "cher collègue" et ce détail lui restait en tête, mais Il ne savait comment formuler ses questions pour qu’elles soient écoutées — ou au moins pour qu’elle ne lui répète pas la même chose en boucle comme le vieux programme qu'elle avait éventré. Il essaya une dernière fois :

— Mais comment est-ce que tu sais qu’elle est dans la SX ?

Si même prendre une chose à la fois et s'exprimer de façon basique ne fonctionnait pas, il en reviendrait aux méthodes classiques. Quitte à retourner chacun de ces bâtiments pour y trouver Hamilton lui-même, si elle était bien dans la SX.

__–« Élémentaire, mon cher. Elle a des astrettes sur les yeux, astrettes qui sont celles de la Compagnie et ont donc la gentillesse de prévenir quand on se connecte à cet endroit. »
__–Il montra une image de sécurité. Hamilton était bien dans sa cage, un rat, donc, avec un appareil qui ressemblait à de minuscules astrettes sur sa gueule.

Enfin du concret.

Avec ses dernières paroles, Beck confirmait ce qu’Even appréhendait : Hamilton était dans la SX, mais certainement pas libre d’y faire ce qu’elle voulait. La prévenir faisait donc courir le risque de se compromettre, ce qui rendait l’option aussi peu souhaitable que la recherche du corps.
L’idéal serait qu’il existe un troisième choix.
— Est-ce que tu peux savoir où elle est précisément ?
Il se sentit obligé de préciser :
— Dans cet espace. Pas son corps.

Ce qu’il ferait d’une telle information, il n’en était pas encore sûr. Mais peut-être pourraient-ils s’approcher discrètement — ou plutôt pourrait-il, lui — afin de tâcher d’en apprendre plus. Savoir si Hamilton était interrogée, ce qu’elle avait dévoilé, par qui elle était gardée et s’il était possible de discuter avec elle. Ainsi pourrait-on choisir de se signaler à elle seulement si l’opération ne paraissait pas trop risquée... Enfin, ça, c'était seulement si posséder le Graal était suffisant pour retrouver une souris.

__–« Bien sûr, voyons, bien sûr. À une seule condition. »
__–Moore envoya un soupir si puissant qu’Even l’entendit.
__–« Je suis grande princesse, je vous laisse le choix. Remplissez-la et l’accéderai à votre requête. Flattez-moi… ou… faites-moi un câlin. »
__–Elle tendit ses bras.

Si Even avait été capable d’ironie, il aurait laissé échapper un “C’est vrai qu’il n’y avait pas assez de conditions comme ça”.

À la place, il lâcha un “D’accord.” aussi plat qu’on pouvait les servir. Non pas que l’idée de devoir encore perdre du temps pour obtenir ce qu’il voulait le réjouissait, pas plus que celle d’accepter sans négocier précisément les termes de leur échange, mais Hamilton semblait plus proche que jamais et peu de prix étaient trop élevés pour atteindre son objectif.

Comme cela lui semblait plus rapide que de parler, il se décida rapidement à accomplir la seconde option. Ainsi, Even s’approcha de Beck, leva ses propres bras et entoura de manière particulièrement mécanique le corps son interlocutrice. Ses gestes avaient tout de ceux de la personne qui savait conceptuellement ce qu’était une accolade et faisait de son mieux pour l’exécuter avec précision, mais qui était fondamentalement incapable de comprendre à quoi cela servait et pourquoi qui que ce soit pourrait désirer en faire un.

— Et maintenant ? demanda-t-il, toujours dans la position câlin, en attente de la réponse qu’il attendait avec le peu de patience qui lui restait.