Un insecte

passif, inutile, ambitieux

Un insecte, c'est simple. Un insecte, c'est pur. Ça ne s'embête pas, ça reste nature, ça profite de la vie, ça la prend comme elle vient. Un insecte, c'est un modèle, un exemple : il n'est pas méchant, mais pas gentil non plus, parce qu'il est lui-même, il le reste tout le temps, éternellement. Un insecte, ça ne demande rien, rien d'autre que ce qu'il a déjà, rien qui ne lui serve pas, rien à l'avance. Jamais trop, jamais trop peu. Un insecte, ça travaille ; ça lutte, encore, toujours, ça lutte pour sa survie, pour lui, pour les autres aussi. Un insecte, c'est simple. Un insecte, c'est pur.

Mais au final, un insecte, c'est futile ; un insecte, c'est petit, tellement insignifiant, passe-partout, pratiquement invisible. Ça reste jeune, oui, et après ça deviendra vieux. Au début c'est beau, mais à la fin c'est laid. Avant, lisse ; après, ridé. Un insecte, c'est un grain de sable pour une plage, un astéroïde pour une galaxie. Un insecte, on l'écrase, on l'écrase bien pour qu'il n'en reste qu'un petit corps informe, on veut qu'il agonise, qu'il tremble, qu'il nous supplie de l'épargner, mais non, on le laisse choir ici, par terre, sur un banc, sur le mur. Un insecte, on s'en débarrasse comme d'une vulgaire poussière, un déchet tout juste bon pour le recyclage, parce qu'on n'aime pas les insectes, on n'aime pas qu'ils nous tournent autour, qu'ils nous piquent, qu'ils nous mordent. On s'en débarrasse parce qu'il est là, sur le coin de la table, parce que son nid a la malchance de se trouver à côté de nous ; ou alors parce qu'il a grimpé sur notre jambe, parce qu'il s'est posé sur notre tête. On veut bien d'un chat, d'un chien, mais pas d'un insecte, non, surtout pas d'un insecte, parce qu'un insecte ça ne sert à rien, on ne peut pas jouer avec, on ne peut pas le nourrir, pas le sentir, pas l'entendre. Par contre, un insecte, on peut le tuer, ça, oui, on peut le tuer.

L'insecte, il ne nous fait rien, il nous regarde vivre, il butine tranquillement sa fleur, mais nous on le fait souffrir, parce qu'il nous gêne, parce qu'on n'aime pas son bourdonnement incessant, parce qu'il est entré par la porte qui était ouverte. Il voudrait bien être comme nous, l'insecte, il voudrait bien être plus fort. Il voudrait bien pouvoir se défendre ; manger, bouger, tuer. Il voudrait bien nous montrer qu'on a tort, que lui aussi a une âme, qu'il naît, qu'il vit, qu'il meurt. Il veut se venger, l'insecte, se venger de nous qui le regardons de haut, qui l'apeurons, le torturons. Mais un insecte ce n'est qu'un insecte, c'est petit, c'est futile, c'est insignifiant.

On est tous des insectes ; on est là, juste ici, mais personne ne nous remarque, tout le monde passe, lentement ou un peu plus vite, mais jamais personne ne s'arrête. Parfois on se fait tuer, parfois on se tue soi-même, parfois on attend la mort, mais le fait est qu'on meurt tous un jour ; maintenant, plus tard, il y a déjà longtemps. C'est vrai, il arrive qu'on tue, mais on ne contrôle rien, parce qu'on est des insectes. On est passif, on regarde, on observe, et puis on subit. Nous non plus, on n'a rien demandé, on voudrait seulement vivre, seulement exister, seulement agir. Non ; on nous répond non, on nous répond aussi que ce qu'on subit, nous, c'est ce qu'on a déjà fait subir aux autres, aux insectes, aux autres insectes.

Sans doute est-ce un purgatoire, un enfer, un paradis peut-être, mais nous, quoi qu'on fasse, quoi qu'on ait fait et quoi que l'on fera, on restera des pions, des cartes, des insectes. On leur appartient. Où que nous soyons, on ne décide de rien, on est tout juste bons à faire capoter les plans, à ne pas respecter les règles ; parce que ces règles, elles existent parce que nous, on est là, pour qu'on ne dépasse pas les bornes, parce qu'après tout, on est des insectes, on veut se rebeller, bondir, montrer ce qu'on vaut.

Mais non ; on ne peut pas, on n'a jamais pu, on ne pourra jamais.
C'est vrai : on est que des insectes.